L’homme et la machine

1er septembre 1985. Dans le cadre des 1000 kilomètres de Spa, le duo Jochen Mass-Jackie Ickx au volant de la Porsche 962 d’usine dispute la victoire à Thierry Boutsen et Stefan Bellof qui pilote une Porsche 956 privée pour le compte du Team Walter Brun Motorsport.

Vers la fin de l’épreuve, les deux voitures s’arrêtent lors du 72 tour de la course pour ravitailler et effectuer le dernier changement de pilote. Alors que Jackie Ickx met les gaz, Stefan Bellof qui s’est substitué à son coéquipier ne peut démarrer. Il s’écoule une éternité avant que la voiture reparte, mais le champion belge a pris le large et se trouve à la sortie du raidillon. Pour le paddock et le public, les jeux sont faits sauf pour le pilote allemand qui se lance à la poursuite de Jackie Ickx. En trois tours, le jeune Bellof performe à un niveau jamais vu dans l’histoire du sport automobile. Il dévore l’asphalte du circuit ardennais à une allure vertigineuse. Rien ne l’arrête au point de revenir dans le sillage de la Porsche de Jackie Ickx. Bellof est bien décidé à remporter la victoire, même s’il est aux commandes d’une voiture déclassée.

Après s’être collé aux échappements du maître de l’endurance, Bellof se décale dans l’ancienne ligne droite des stands. Le jeune allemand veut se faire « Oncle Jacob » dans le raidillon, ce qui serait une humiliation pour le champion belge. Au moment de négocier le virage de l’Eau rouge, Ickx se rabat légèrement pour fermer la porte à l’intrépide jeune Allemand. C’est l’accrochage. Les deux Porsche finissent leur route contre le rail. Le champion belge s’en sort sans trop de dommage, mais la voiture de Bellof s’encastre directement dans le rail de sécurité qui délimite la piste. Stefan Bellof est tué sur le cou.

C’est la consternation dans les tribunes et le paddock. Le jeune champion allemand était en pourparlers avec la Scuderia Ferrari après avoir fait des débuts remarqués en F1 au sein de la modeste écurie Tyrrell. Certains spécialistes de la course automobile prévoyaient pour le futur un duel au sommet entre les jeunes Ayrton Senna et Stefan Bellof.

Monaco

Grand Prix de Monaco 84. Les téléspectateurs du monde entier découvrent le brésilien Ayrton Senna au volant de sa modeste Toleman. Le pauliste est à deux doigts de rattraper la McLaren d’Alain Prost qui roule en première position sous la pluie, avant que…. Jackie Ickx, directeur de la course prenne la décision d’arrêter le Grand Prix. Loin derrière, un autre jeune pilote sur la voiture la moins rapide de la grille, une Tyrrell encore munie d’un moteur atmosphérique tourne à la vitesse d’un avion de chasse. Bellof partit dernier avale tout ce qui se situe devant lui. Il est le plus à l’aise en piste. Il prend la sixième place au vingtième tour et atteint la troisième place au trentième tour. Il se trouve à une vingtaine de secondes du duo Prost-Senna quand la course est arrêtée définitivement par Jackie Ickx. En fonction du rythme des deux premiers, Bellof aurait mis cinq tours pour fondre sur ses adversaires.

Il serait temps de faire un aggiornamento pour les fans du champion brésilien. Il n’y a jamais eu de complot provenant de Jean-Marie Balestre président de la FIA pour faire interrompre la course et faire gagner Alain Prost. Cependant, l’attitude de Jackie Ickx n’en demeure pas moins suspecte.

Il était seul maître à bord et on est en droit de se poser une question. Il n’est pas interdit de penser que le champion belge ait arrêté la course parce qu’il ne voulait pas voir ce jeune freluquet de Bellof qui l’avait humilié en endurance, remporter une victoire inimaginable en F1. Le genre d’exploit qui propulse immédiatement un pilote au sommet de la F1.

Bien plus tard, l’écurie Tyrrell est suspendue pour tricherie après le Grand Prix de Detroit. L’écurie anglaise avait eu recours à un lest de plomb lors des ravitaillements en fin de course pour compenser le manque de puissance de leur voiture. Ce qui permettait aux Tyrrell de courir les deux tiers de la course en étant en dessous du poids exigé par la FIA.  Ainsi, lors de son exploit à Monte-Carlo, Bellof était aux commandes d’une voiture en dessous du poids réglementaire, mais le gain obtenu par cette astuce ne fut déterminant que dans un cas précis. Les Tyrrell pouvaient se battre avec les monoplaces de fond de grille.

Certains septiques – des partisans de X ou Y – peuvent tenter d’atténuer la performance du jeune allemand à Monaco, mais comment expliquer Spa ? Et d’autres faits, dont son record du tour au Nürburgring ?

Deux ans avant son décès à Spa, Bellof participe aux 1000 kilomètres du Nürburgring. Lors des essais, il claque quelques chronos qui le placent largement devant ses adversaires. Mais le jeune allemand n’est pas satisfait. Lors d’une nouvelle tentative, il réalise sur la Nordschleife, longue de 21 kilomètres, un temps de 6 minutes et 11 secondes. L’assistance est médusée et atterrée par un tel résultat.  Si on se réfère au contexte de l’époque, des pilotes présents et du matériel mis à disposition de tous, on peut  parler de performance venue d’un autre monde. Comment Bellof a-t-il pu claquer un tel temps ?

C’est comme si de nos jours, un pilote de F1 tournait 5 secondes plus vite que ses adversaires sur un tour – démonstration pure – lors de la séance de qualification sur le circuit de Monaco.

Les commissaires de piste ainsi que les techniciens de la FIA ont passé l’exploit du jeune allemand au peigne fin. La voiture était conforme au règlement, enfin il est impossible que Bellof ait pu prendre des raccourcis, car la Nordschleife, ne pardonne pas le moindre écart. Une seule entorse envers le toboggan allemand, et c’est direct le rail de sécurité.

Stefan Bellof était-il un extra-terrestre ? Non, bien évidemment, même si le pilote allemand était considéré par beaucoup d’observateurs vu ses qualités de pilote comme un futur monstre de la F1. Il y avait autre chose chez Stefan Bellof. Le jeune allemand avait atteint la limite. Celle où l’homme et la machine ne font plus qu’un.

La quasi-totalité des pilotes les plus titrés n’a jamais flirté avec cette forme d’état second. Stefan Bellof avait atteint et franchi cette frontière. C’est ce qui explique ses performances venues d’un autre monde…

Récemment, le record de tour de piste du Nürburgring a été battu. En juin 2018, le Timo Bernhard au volant d’un prototype Porsche 919 Hybrid Evo, basé sur une Porsche 919 Hybrid à établi un temps de 5 min 19 s 546 sur une voiture non réglementaire sur un tracé amputé de deux kilomètres par rapport au précédent.