Le jour où Alfredo Di Stefano et Heleno de Freitas se sont croisés

Histoire

14 juin 1950. Cela fait une éternité que le club colombien des Millonarios de Bogota est invaincu en compétition. La Dimayor, le championnat local a attiré les meilleurs joueurs du continent sud-américain ainsi que quelques Européens, dont Charles Mitten, joueur vedette de Manchester United. La domination du Ballet Azul semble éternelle. Le club de Bogota aligne une équipe de rêve, dont plusieurs vedettes argentines. Parmi l’effectif du club azur se trouve Alfredo Di Stefano.

Di Stefano a quitté depuis deux années son pays d’origine, bien qu’il soit sous la tutelle de son mentor Adolfo Pedernera, il s’est affirmé comme étant un élément incontournable du Ballet Azul. Di Stefano impressionne toutes les assistances. Il est considéré comme le meilleur joueur du championnat par certains journalistes…

En ce mois de juin, le Millonarios se déplace à Barranquilla pour affronter le Junior. La formation de Barranquilla a obtenu de bons résultats, mais cette équipe se tient à distance des premiers du championnat. L’ensemble de l’effectif est de qualité moyenne, mais on dénombre la présence de deux joueurs brésiliens. Le premier Tite est un joueur honnête qui ne fait pas de vague. Le deuxième est un desperado en quête d’une rédemption qui ne viendra jamais…

Heleno de Freitas, plus grande star du football brésilien des années quarante est âgé de vingt-neuf ans, mais il est déjà perdu pour le jeu. Le brésilien n’a pas bonne réputation dans les vestiaires. Caractériel, perfectionniste, play-boy, bohème, toxicomane et marxiste. Chassé de son pays, il est venu s’échouer en Colombie dans l’espoir de participer au Mondial qui se déroule au Brésil, malgré ses relations exécrables avec le sélectionneur Flavio Costa.

Le club phare de Bogota est donné largement favori, mais même si l’opposition semble inégale, le public attend impatiemment le duel que vont se livrer les stars des Millonarios et l’idole déchue du football brésilien. Durant l’échauffement, Heleno rassure ses partenaires. Il les somme de respecter les consignes et lui fera le reste.  Les deux équipes rentrent sur le terrain et la rencontre s’engage. Après un temps d’observation, le Ballet Azul tente de dérouler son jeu, mais les joueurs de Barranquilla s’accrochent et Heleno commence son récital sous les encouragements de la foule. Parmi les spectateurs se trouve le journaliste et écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez.

Le brésilien se déplace aux quatre coins du terrain. Il toise ses adversaires à plusieurs reprises et organise le jeu, dribble, gagne ses duels et délivre des passes millimétrées à ses coéquipiers galvanisés par sa prestation. Pedernera, Mario Fernandez, Di Stefano et Cozzi sont amorphes. Ils subissent la domination du brésilien qui ne commet aucune erreur. Le Junior l’emporte sur la marque de deux buts à un. Le club de Barranquilla fait chuter l’ogre de Bogota…

Di Stefano avait déjà croisé le brésilien par le passé. Lors de son séjour au club de Boca Junior – il ne s’est jamais remis d’avoir quitté son club, le Botafogo -, Heleno avait manqué le match aller, mais au retour un Boca faiblard avait tenu en respect River Plate sur la marque d’un but partout. Il est difficile de savoir qu’elle pouvait être les sentiments du brésilien après une telle démonstration. Quant au Millonarios, il reprit sa route habituelle du succès…

Deux ans plus tard, Di Stefano s’envole pour l’Europe. En 1959, il remporte sa quatrième coupe d’Europe des clubs champions et son deuxième ballon d’Or avec le Real Madrid.

Après son ultime fait d’armes, Heleno de Freitas joue encore quelques rencontres pour le Junior et rentre au Brésil. Il ne trouve pas de club. Après quelque mois d’inactivité, il s’engage avec l’America Rio. Il ne joue que deux rencontres dont son seul match au stade de Maracaña. Atteint d’une syphilis tertiaire, il est par la suite soigné par sa famille qui l’interne dans un hospice. Il décède en 1959, emporté par la folie…

Alfredo Di Stefano n’aimait pas trop s’étaler sur son passé de joueur, mais il n’était pas avare en matière d’interview. Il n’esquivait aucune question, sauf une concernant son séjour en Colombie et cet épisode particulier du 14 juin 1950 ou celui qui n’était plus qu’un souvenir partit dans son monde a lui et miné par la maladie l’avait proprement humilié, lui et ses partenaires, c’est ce que l’on appelle, l’orgueil du champion.