Il Moro di Venezia, le rêve fou de Raul Gardini
23 juillet 1993, Milan, huit heures du matin.
L’entrepreneur italien Raul Gardini prend son petit déjeuné tout en lisant la presse locale dans son Palais Belgioiso, un hôtel particulier du XVIII siècle. Son nom est à la une de tous les journaux, il est accusé de corruption, il aurait versé plus de 300 milliards de lires en pot de vin au différent parti politique transalpin pour faciliter l’acquisition des sociétés Montedisson et ENI.
Raul Gardini se saisit d’un Walther PPK, calibre 7,65 et se tire une balle dans la tête. Il avait soixante ans. Ce geste marque de manière brutale la fin d’une légende de l’industrie en Europe. Dès le départ, son épouse Idina, des gens proches et des spécialistes de ce genre de question remettent en cause les conclusions de l’enquête, mais la justice italienne n’a jamais rouvert le dossier sur la mort de Raul Gardini.
Raul Gardini s’était fait connaître à travers le monde pour son implication dans le sport et plus précisément dans le yachting. Il fut l’initiateur du projet » Il Moro di Venezia « . Le but, arracher la coupe des challengers pour pouvoir affronter en finale le tenant de l’America’s Cup.
Aucun voilier non anglo-saxon n’a jamais remporté le titre chez les challengers. Depuis 150 ans, la plus ancienne compétition au monde reste une affaire entre Américains, anglais australien et néo-zélandais.
Gardini décide de se lancer dans ce projet. Grand amateur de course à voile depuis son adolescence, marin chevronné et rescapé de la tragédie du Fastnet, Gardini ne fait pas dans la demi-mesure. Il fait construire cinq navires entre 1990 et 1991. Ils sont assemblés à Venise, Majorque et San Diego. Suite aux entraînements, le dernier bateau produit est choisi pour concourir dans la Coupe Louis Vuitton. Gardini sélectionne son équipage et confie la barre du Moro à l’expérimenté skipper américain, Paul Cayard.
Il Moro débute en fanfare. Le navire italien dispose des défis français et japonais. En finale, il Moro se mesure au grand favori de la compétition, le défi néo-zélandais.
Emirates Team New Zealand semble imbattable, mais il Moro vient à bout du challenger kiwi dans un duel ébouriffant qui se solde par cinq victoires contre quatre défaites en faveur du racer italien. Gardini réalise son premier rêve, vainqueur de la Coupe Louis Vuitton, il peut défier le défendeur américain.
Vainqueur de la Coupe Louis Vuitton
La victoire du Moro est saluée un peu partout dans les médias européens. Personne ne pensait malgré l’investissement de l’entrepreneur transalpin que le Moro pouvait venir à bout du bateau néo-Zélandais. Si Gardini est enthousiaste, il n’en demeure pas moins lucide sur la valeur de son projet. Les Américains ont encore une certaine avance, mais c’est par la confrontation que l’on progresse.
La logique est respectée
C’est par quatre victoires à une que le défendeur US, America, l’emporte dans la baie de San Diego. La déception succède à l’espoir fou engendré par les succès du Moro. Le Monde du Yachting et les médias rendent hommage à l’engouement qu’a suscité l’aventure du Moro de Venezia, quant à Raul Gardini, il ne se prononce pas sur une nouvelle participation de sa part à l’America’s Cup. Douze mois plus tard, l’entrepreneur transalpin se tire une balle dans la tête.
Avec Paul Cayard aux commandes du Moro.
Qui était Raul Gardini ?
Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix en Italie sont marquées par la réussite de multiples hommes d’affaires. Ils paradent à la une de la presse, des journaux télé, certains sont impliqués dans le football, mais Raul Gardini reste un brin à l’écart de ce tintamarre, et pourtant…
Natif de Ravenne, Gardini est issu d’une famille de paysan qui possède une exploitation agricole importante. Adulte, il fait la connaissance de la fille de Serafino Feruzzi, PDG d’un grand groupe industriel. Gardini épouse Idina Ferruzzi, un amour réel, et devient peu à peu le bras droit de son beau-père.
Gardini est un visionnaire, il diversifie la société et en fait un empire qui prend pied un peu partout dans le monde. Suite à la disparition de Serafino Ferruzzi, la famille laisse les commandes de l’affaire à Gardini. L’entité Ferruzzi continue son développement au point ou en 1987, Gardini fusionne Ferruzzi et la société Montedisson spécialisés dans la chimie pour enfanter le premier groupe mariant l’agroalimentaire et la chimie en Europe.
Deux ans plus tard, il “contadino” absorbe le géant public en hydrocarbures, ENI, rebaptisé Enimont. La famille Ferruzzi à l’exception de son épouse Idina, lâche Raul. Ils s’opposent à son pouvoir et ses opérations. Le groupe est certes endetté, mais Gardini a créé un monstre sans réelle résistance sur le marché tout en incluent la holding familiale dans l’affaire. Douze mois plus tard, il est répudié par sa belle-famille. Enimont est démembré. ENI rachète 40% de Montedisson dans Enimont et reprend sa liberté. Gardini est congédié, il vend ses actions, négocie avec Montedisson le montage économique du projet de l’America’Cup et quitte Ferruzzi.
Gardini désire se refaire en tant qu’opérateur financier. Il possède une certaine puissance pour repartir de zéro. C’est durant le projet de l’America’s Cup qu’il réorganise ses affaires, mais il n’a pas le temps de se projeter dans l’avenir.
Comme tant d’autres chefs d’entreprise à cette époque, le paysan de Ravenne est rattrapé par son passé. Il est accusé d’avoir versé des milliards de lires aux différents partis politiques italiens pour favoriser certaines transactions, dont l’achat de Montedisson et de l’ENI. Gardini avait dénoncé ses agissements qui pourrissaient la vie publique de son pays. Déçu, il fut contraint d’accepter le racket organisé par les partis politiques…
Malgré son ascension vertigineuse qui fit de lui l’homme le plus puissant d’Italie, Gardini ne faisait pas partie du gratin de la société italienne. Avenant, ouvert d’esprit, il était à l’écoute des grands patrons de l’industrie italienne, mais il n’appartenait à aucune obédience, aucun cercle de pouvoir, aucune sphère en relation avec les milieux politique et économique. Il vivait en solitaire dans son palais vénitien et n’aimait pas recevoir. Associé à son ami français, le banquier Jean-Marc Vergnes, il réalisait ses affaires loin du monde de la finance transalpine, ce qui lui valut beaucoup d’inimitié.
Gardini fut toujours seul dans ses épopées qui l’on mener très loin. Enthousiasme, excité par l’avenir, il occupait une place prépondérante dans le monde de l’agroalimentaire et de la chimie et était fortement exposé sur la scène internationale. Il était logique suite à l’affaire Mani-pulite que Raul Gardini le solitaire soit rattrapé par le système, et que tout ça, finisse mal.
À la mort de Gardini, les juges furent pointés du doigt par la vindicte populaire. Le paysan de Ravenne était admiré par beaucoup d’italien qui n’avait pourtant aucune empathie pour ses fameux capitaines d’industrie. La mort de Gardini fut un soulagement pour beaucoup d’autres grands patrons de l’industrie transalpine. Il ne fut plus question de détention et de ruine, mais de simple procès…
Raul Gardini, invité à la Cité de la réussite à la Sorbonne en octobre 1990