Anjo exterminado

Crédit photo :  1994-Pascal Rondeau-AllSport

Lors du Grand Prix de Monaco de 1984, le jeune pilote brésilien Ayrton Senna Da Silva se révèle aux yeux du monde, seuls les profanes de course automobile connaissent déjà ce débutant. Sous le déluge, Senna est à deux doigts de doubler le français Alain Prost en tête de la course. Jacky Ickx directeur de course préfère interrompre le Grand-Prix. Pris de colère, le jeune Ayrton s’estime floué. Les gens de Tolemen révèlent que le moteur du brésilien était en surchauffe, peu importe, Senna vient d’écrire le premier chapitre de sa légende. Comme l’ensemble des coureurs automobiles natifs du Brésil, Senna est issu d’une famille aisée, le père est un industriel qui a fait fortune sous la dictature des généraux. Passé par le kart, Senna immigre en Angleterre pour participer au championnat de Formule Ford et de F3. Il se livre à une guerre pour l’attribution du titre avec un jeune pilote anglais, Derreck Warwick.

Lors de sa première saison en Formule1, Senna réalise quelques performances au volant de sa modeste Toleman. Il devient rapidement le pilote le plus prisé de la discipline. Honneur qu’il partage avec le coureur allemand Stefan Bellof, du team Tyrrell, suspendu durant la moitié de la saison suite à une tricherie de son écurie. Lotus prend tout le monde de vitesse et fait signer le jeune brésilien. La scuderia Ferrari, vise Bellof.

Le brésilien s’intègre au sein de la maison  Lotus, mais, il se trouve face un problème de taille en la personne de son coéquipier, Elio De Angelis. L’italien issu de la grande bourgeoisie romaine colle trait pour trait avec son plumage. Intelligent, cultivé, avenant, séducteur, il est pourvu d’une rare droiture dans ce milieu. Le pilote italien qui à hésiter entre une carrière de concertiste et la course automobile est un excellent coureur. Senna issu lui aussi d’un milieu plus qu’aisé se sent complexé sur bien des points face à ce coéquipier dont il évite d’être le plus souvent confronté en public.

L’italien se montre aussi véloce que le brésilien sur les tracés rapides. Dès le premier Grand-Prix disputé au Brésil, De Angelis signe le troisième temps et devance le brésilien. Après sa victoire au Portugal, Senna opère un coup d’État au sein du team anglais. À Imola, le Romain adopte la prudence. Il franchit l’arrivée avec quelques centilitres d’essence dans le réservoir. Senna préfère se battre avec Prost. Résultat, le brésilien abandonne sur panne d’essence trois tours avant la fin de la course. Quant au français, il est déclassé pour tricherie, sa McLaren n’étant pas conforme au niveau du poids. Le bel italien prend la tête du championnat, mais le cœur n’y est plus.

Senna qu’il surnomme le petit machiavel s’accapare tout le personnel. Le faible Peter War, directeur du team laisse faire. Le brésilien fait admettre à ses employés que deux voitures compétitives au sein d’une écurie est une hérésie. Lotus doit cesser cette politique et tout miser sur un seul pilote. Lui bien entendu. Senna signe plusieurs pole-positions, mais ne remporte que deux courses. Il grille les turbos, casse les moteurs à une allure vertigineuse et force le team à travailler 24 heures sur 24 heures pour lui. Face à cette dévastation, De Angelis quitte Lotus dans la tristesse et rejoint l’écurie Brahbam. En fin de saison, Stefan Bellof se tue au volant d’une Porsche 956 sur le circuit de Spa-Francorchamps dans le cadre du Championnat du monde d’endurance associé à son ami Thierry Boutsen. Le grand affrontement que prévoyaient les spécialistes de la formule 1 entre les deux jeunes fauves n’aura pas lieu…

Peter War et ses adjoints pensent avoir fait le bon choix, De Angelis partit, Senna s’empresse aussitôt de mettre son véto à la venue de Derreck Warwick et impose un pilote sans talent à ses côtés, Johnny Dumfries. Six mois après, lors d’une séance privée au Castelet, De Angelis perd son aileron arrière. La voiture décolle dans le  « S » de la verrerie et fait plusieurs tonneaux. Le bel italien décède quelques heures plus tard suite aux fumées toxiques qu’il a respirées.

Le départ de l’italien se fait sentir à Ketteringham Hall. Lotus n’est pas à la hauteur. Senna additionne les meilleurs temps en qualification, mais ne gagne que deux épreuves. L’année suivante, n’apporte aucune nouveauté malgré la venue de Honda en tant que motoriste et l’utilisation d’un système de suspension active ne fait pas avancer Lotus. Une victoire à Monaco et à Detroit. Senna à vampirisé l’écurie anglaise et ses dirigeants n’osent rien dire à leur vedette. Juste avant Monza, le brésilien accepte l’offre de Ron Dennis, manager de McLaren et rejoint ainsi Alain Prost. Après avoir court-circuité Derreck Warwick dans son plan de carrière puis éjecté Elio de Angelis de chez Lotus, Senna laisse tomber comme une chaussette l’écurie qui avait tout misé sur lui. Après quatre saisons en formule 1, le brésilien n’est toujours pas champion du monde, mais il traîne déjà dans son sillage un sentiment de chaos.

Pour le pauliste, Prost est un bon client. Il se sent en terrain conquis face au français. Prost est un pilote qui maîtrise son sujet, mais ne va pas au-delà de son savoir. Au côté du français, Senna ne ressent aucun complexe. Prost parle beaucoup pour se victimisé. Un exercice qu’il affectionne, mais le brésilien trouve rapidement la faille et fait la même chose. Le duel Prost-Senna enflamme l’audimat. Les deux souffreteux occupent le devant de la scène médiatique en exposant leur problème réciproque. Au bout de deux saisons, Prost rend son tablier et quitte McLaren pour Ferrari. Dans le registre de la manipulation victimaire, le champion Français à trouver un roc.

Leur duel exacerbé par les médias, fini en eau de boudin à deux reprises sur le circuit de Suzuka au Japon. Senna tout comme Prost est loin d’avoir une attitude saine envers sa discipline. Le brésilien est surpris par le culot du français qui le tasse gentiment hors de la piste en l’invitant comme lui à abandonner. Senna repart, mais c’est inutile. Douze mois plus tard, le brésilien rend la monnaie de sa pièce au natif de Saint-Chamond en le sortant dès le premier virage ce qui permet à Senna d’obtenir son deuxième titre de champion.

Prost hors-jeu suite à son départ, Senna se retrouve avec Nigel Mansell comme adversaire direct. Le brésilien n’aime pas l’anglais qu’il redoute sur la piste. Mansell est l’antithèse du gentleman driver. Il n’y a pas de duel, Senna remporte le titre en 1991, mais la saison suivante, la Williams du Britannique est imbattable. Après avoir tiré tout ce qu’il pouvait de McLaren, Senna fait des pieds et des mains pour rallier Williams. Ironie du sort, il doit attendre son tour. Le temps que Prost rafle la mise une quatrième fois. Alors que le titre lui semble promis, le brésilien se plaint de sa dernière monoplace.

Le jeune allemand Michael Schumacher performe sur sa Benetton. Opposé à un pilote rigide d’esprit et systématique dans ses actes, Senna fait face à une équation qu’il est incapable de résoudre. Le week-end d’Imola se présente sous de mauvais signes. Ruben Barichello jeune pilote brésilien et ami de Senna frôle la mort. Sa monture décolle et s’encastre dans un rail de sécurité à haute vitesse. Le lendemain lors des essais, le pilote autrichien Rolland Ratzenberger se tue au volant de sa modeste Simtek. Pour la première fois de sa carrière Ayrton Senna est rattrapé par la gravité. Il n’est plus le jeune outsider à la poursuite de pilotes expérimentés et champion du monde. C’est désormais un vétéran, celui que tous les autres regardent et écoute. Senna est un vieux avant l’heure.

Sur la ligne de départ, le brésilien est soucieux. Non pas par l’obligation de faire un résultat, mais parce qu’il vient de comprendre que rien ne sera comme avant. La nuit a été courte et agitée. Les fantômes du passé oublié se sont manifestés. Victime d’une défaillance mécanique en tirant tout droit dans la courbe du Tamburello, le champion brésilien écrit l’ultime page d’une trajectoire dont il se voulait avoir la maîtrise de bout en bout. Pour le meilleur et le pire.