Démocratie sélective
Novembre 1981, les Corinthians, le grand club populaire de la mégapole de São Paulo ne va pas fort. Les résultats sportifs sont décevants malgré un effectif de qualité. C’est le moment ou Adilson Monteiro Alves, un sociologue de trente-cinq ans, connu pour son aversion du régime militaire, accède au poste de directeur général du club pauliste. Dès sa prise de fonction, Monteiro prône le dialogue avec les joueurs du club. Socrates joueur vedette des Corinthians, soutenu par certains de ses coéquipiers dont Ze Maria, Wladimir et Casagrande, propose au reste de l’équipe d’instaurer un concept fondé sur l’autonomie du groupe par rapport à la direction du club. Ce système autonome est baptisé “Democracia Corinthiana”. C’est une première, les joueurs décident des mises au vert, de la tactique, des heures d’entraînement, tout cela est débattu puis soumis au vote.
C’est pour Socrates et ses amis militants actifs, une manière de combattre la dictature militaire qui sévit depuis 1965 au Brésil. La majorité des clubs du pays sont dirigés par des personnes peu vertueuses qui utilisent le football à leurs propres fins. Les vedettes du championnat sont bien payées, mais selon les opposants aux instances du football national, les joueurs ordinaires sont exploités par le système. De son côté, Monteiro propose de redistribuer les recettes engendrées par la vente des billets du stade au personnel salarié du club et aux joueurs et celle des retransmissions télévisuelles aux joueurs.
Le club le plus populaire de São Paulo refait surface, il obtient coup sur coup deux titres de champion de l’État de São Paulo, mais reste à distance dans le championnat national. Les joueurs sont satisfaits dans l’ensemble de leurs conditions de travail. En 1982, le régime qui sent le vent tourné réintroduit le droit de vote dans des élections portant sur la gouvernance des Etats. Socrates et ses équipiers rentrent sur le terrain et arborent sur leur maillot la consigne de voter lors du scrutin qui doit désigner le gouverneur de l’État de São Paulo.
Il s’ensuit un mouvement de démocratisation qui touche également les clubs de football. Les socios peuvent élire les dirigeants de leur club. L’année suivante, soucieux de ne pas laisser le processus de liberté naissant s’amollir, les joueurs rentrent sur la pelouse du stade de Morumbi, lors de la finale du championnat pauliste avec une banderole. Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie.
Socrates et ses équipiers sont soutenus par des intellectuels et le parti des travailleurs. Toutefois, c’est vite oublié que les militaires au pouvoir, Ernesto Geisel et João Baptista de Oliveira Figueiredo avaient entamé un processus de démocratisation de la société brésilienne. À plusieurs reprises, Socrates s’entretient avec le fondateur du parti des travailleurs, Luiz Inácio Lula da Silva, connu sous le pseudonyme de Lula. En 1985, le pouvoir organise les élections présidentielles libres, Socrates décide de tenter l’aventure en Italie. Il signe pour le club de la Fiorentina où il reste une saison et rentre au pays. Avec la restauration de la démocratie au Brésil en 1985, et le départ de nombreux joueurs du club, la démocratie corinthienne s’achève…
Posture
Bien après s’être retiré des terrains, Socrates réapparait et dénonce la perte de style du jeu auriverde. Il s’en prend à un tas de facteurs et omet de faire sa propre autocritique. Le retour à la démocratie a aiguisé l’appétit d’un tas d’affairistes qui ont fondu sur les clubs dont certains étaient mal gouvernés, la corruption, les infractions en tous genres gangrènent rapidement l’ensemble des clubs, elles atteignent un niveau jamais vu auparavant. Pire les joueurs sont transférés vers l’Europe, alors qu’ils sont de plus en plus jeune. La CBF par son président Ricardo Teixeira renforce son pouvoir sur la sélection, signe avec le géant américain Nike et les clubs changent le modèle de leur formation. Désormais, il s’agit de produire des joueurs qui répondent aux critères que les clubs du vieux continent exigent, le temps est venu de faire de l’argent. Enfin, dans la course aux droits télé, les grosses écuries européennes ont vite assimilé le fait qu’il fallait tuer les championnats argentin et brésilien, les dépecés de tous leurs joueurs vedettes.
Socrates et ses condisciples n’ont jamais abordé les vrais maux de tête du football brésilien. Ils se sont bornés à accompagner un mouvement qui réclamait le retour à la démocratisation du pays par le biais de ses instances fédérales. Socrates ne s’est pas soucié du sort du football brésilien une fois la fin de la dictature, alors que le vent du tout néolibéral ne pouvait être capté que par les puissances d’argent. Il n’a porté aucun projet pour l’ensemble du football local, formation, juridiction des clubs et le statut de la sélection.
Mauvaise foi
Juste avant le mondial sud-africain, il donne une interview au journaliste Alex Bellos du quotidien britannique, the Guardian. En matière d’inexactitude et de mauvaise foi, il était un expert en dialectique, teinté d’un certain déni de conscience. Le brave passe sur la nature profonde du football de son pays, confiné depuis le début de son existence dans de multiples courants, dont celui des pro-Européens, cela depuis toujours.
“Dunga est un gaucho, il est de l’extrême sud du Brésil. Ce sont les Brésiliens les plus réactionnaires. Son équipe est cohérente, par rapport à son univers et à son passé. Je comprends pourquoi il fait cela, je pense juste que ce n’est pas très brésilien.”
Socrates fut la figure de proue de ce football brésilien de sélection des années quatre-vingt, chatoyant, enivrant, cependant ce grand moraliste, cet esprit plastique a toujours eu, du mal à admettre que son pays était pluriel, un territoire immense fait de culture et d’approche et d’interprétations différentes dans bien des domaines. Le football n’a pas échappé à cette réalité.
L’ensemble des amateurs de football l’ignore, mais le football étincelant que Socrates réclamait sans cesse référence à travers ses interviews, à peu vécut au Brésil, sans parler de cette litanie qu’il avait à s’attribuer la défense du beau jeu, lui qui a jamais évolué dans des formations habitées par le désir de créer, hormis la sélection, en dit long sur le personnage.
Gauche du capital
De nos jours, suite à son décès, Socrates est statufié par l’ensemble des acteurs du football, des politiques et des médias. La FIFA à créer parmi ses nombreuses récompenses décernées en fin d’année, un trophée qui porte son nom. Il y a une forme de logique dans cet hommage. Socrates de par son action dans le domaine politique, fut un agent de l’intelligentsia socialo-marxiste brésilienne. Star du football, mandaté pour arraisonner les classes populaires et démunis dans l’orbite de la gauche du capital, qui de tout temps n’a aspiré qu’à une chose, promouvoir les intérêts de l’intelligentsia socialo-marxiste et de la bureaucratie et non celle des ouvriers.
Point de troisième voie au pays de la samba. Le Brésil est un pays cloisonné qui permet à deux camps identifiables sous l’œil bienveillant de Washington de continuer à diriger la société brésilienne dans son ensemble. Bolsonaro et Lula, c’est du théâtre.
Certes, Socrates était un homme intelligent et attachant, néanmoins, il a accompagné le processus de stratification de la nation brésilienne coulé dans une société bicéphale sur le plan politique. Peut-être a-t-il souffert de n’avoir été qu’un rabatteur et non une élite du pouvoir à terme, quant à son parcours dans le football brésilien, il incarne les deux faces d’une même pièce. L’expression d’un football à nulle autre pareille et son autodestruction.